Déprogrammer les soins ? A condition de gérer les risques collectivement !

Voici que la deuxième vague d’épidémie de COVID-19 tant redoutée pousse de nouveau à déprogrammer les soins. Les causes de ce rebond épidémique sont multifactorielles et nous n’allons pas, au moment où un haut niveau de cohésion nationale est nécessaire, nous envoyer les responsabilités à la figure les uns et les autres. Essayons plutôt de ne pas répéter les errements du printemps.

Comme au cœur de la première vague, la déprogrammation des soins touche en priorité les malades chroniques, dont il faut rappeler qu’ils constituent un tiers de la population. Pas moins de 20 millions de personnes. Probablement une personne par famille pour marquer un peu plus les esprits s’il le faut. Nous parlons aussi bien d’interventions chirurgicales, d’examens complémentaires invasifs ou courants, de dépistages, de traitements. Nous parlons des cancers, des greffes, des maladies cardiovasculaires, neuro-dégénératives, etc. Nous n’oublions pas les situations aigues, comme en témoigne la diminution « spontanée » des diagnostics d’infarctus ou d’accident vasculaire cérébral au plus fort du confinement de printemps.

Mais au fait, pourquoi déprogrammer les soins ?

Une question qui peut paraître déphasée compte tenu du péril auquel nous sommes tous, collectivement, exposés. Pourtant, sommes-nous vraiment obligés d’acter la déprogrammation des soins ?  Faut-il se soumettre aux plans blancs dont on apprend par voie de presse que certains d’entre eux ont vocation à s’inscrire dans la durée ?

Se questionner n’est ni fracturer la cohésion sociale ni désunir la Nation. C’est au contraire poser les termes d’un débat auquel la société civile devrait avoir le droit de participer afin d’aboutir à des décisions concertées et socialement acceptables.

La déprogrammation des soins ne peut être envisagée qu’à un stade ultime, à la stricte condition d’avoir épuisé toutes les obligations de moyens visant à garantir le droit de chacun d’être dépisté et soigné dans les meilleurs délais. La déprogrammation, c’est la dernière cartouche à utiliser pour faire face, lorsque le constat d’impuissance est établi, et ce, de manière transparente, expliquée à tous.

Or, que savons-nous des moyens opérationnels qui sont mis en œuvre pour favoriser la coopération inter-hospitalière, inter-régions voire transfrontalière ? Sommes-nous certains que tout a été fait pour soutenir la permanence des soins et le personnel hospitalier que nous savons épuisé, au bord du burn-out pour certains ? Quelles garanties avons-nous au sujet du soutien à l’engagement médecine de ville ? Quid de la reconduction des consultations téléphoniques qui ont répondu à des besoins urgents au pic de la première vague ?

Ces réponses sont nécessaires car la déprogrammation, c’est la dernière branche de l’arbre décisionnel tant ses conséquences sanitaires seront dramatiques.

Les conséquences pour ces malades sont ravageuses. Deux situations l’illustrent concrètement : la cancérologie et les transplantations d’organe.


Dépistage, diagnostic et traitement des cancers ont subi l’impact majeur de la COVID 19 au plus fort de la première vague. Chaque hôpital, public comme privé, a vu des chirurgies déprogrammées (dont le cancer représente une majorité des actes). Même les centres de lutte contre le cancer, un temps « sanctuarisés », ont participé à l’effort général, accueillant des patients COVID-19 avec, puis sans cancer.

Les patients, s’ils ont continué à recevoir leurs soins indispensables, ont dû faire face à la disparition des soins de support et à la solitude de devoir consulter, ou être hospitalisés, sans accompagnement, solitude aggravée par la réduction de leur réseau de soutien personnel du fait du confinement.

Malgré des variations dans l’estimation des conséquences de ces retards de prise en charge, celles-ci sont réelles et n’ont sans doute pas fini de se faire sentir. Certains experts estiment ainsi que  la survie à six mois pourrait être diminuée de 30 % par un retard même modeste de prise en charge chirurgicale pour certains cancers agressifs en stade 2 (vessie, poumon, estomac, par exemple).  Une autre simulation statistique effectuée à l’hôpital Gustave Roussy estime entre 2 et 5 % la surmortalité à 5 ans liée aux conséquences de lapremière vague.

Il en va de même pour les activités de transplantation. Entre mi-mars et mi-mai dernier, au motif du risque sanitaire, les greffes rénales ont été arrêtées en France, tandis que les transplantations d’autres organes, jugées plus « vitales » se poursuivaient. Ainsi, sur cette période, environ 110 donneurs décédés ont été prélevés d’au moins un organe (cœur, foie, poumons, etc.), mais leurs 220 reins ont été laissés en place et donc perdus. Si l’on compare l’activité à celle de 2019 sur la même période, ce sont près de 600 greffes de rein qui n’ont pas été réalisées. Évidemment, les patients qui attendent une greffe de rein peuvent survivre, grâce à la dialyse. On a même pensé un moment qu’elle serait moins risquée face à la COVID-19 que le traitement immunosuppresseur destiné à empêcher le rejet de greffe. C’était sans compter les expositions répétées au virus à l’occasion des trois séances de dialyse hebdomadaires, impliquant de multiples contacts avec les transporteurs, les soignants, d’autres patients, ou des lieux potentiellement contaminés. Depuis le début de l’épidémie, près de 5 % (2 441) des patients dialysés en France ont été infectés par le coronavirus et 20 % de ceux-ci en sont morts. La majorité de ces contaminations a eu lieu durant la période de suspension de la greffe rénale. Les patients transplantés, eux, ont pu se confiner efficacement : moins de 2 % d’entre eux (768) ont été atteints.

Ces deux situations, cancer et greffe, sont emblématiques et bien documentées. Elles n’occultent pas toutes les autres pathologies chroniques, les insuffisances respiratoires ou cardiaques, les malades porteurs de pathologies rhumatologiques lourdes, les diabétiques au suivi dégradé, etc.

Pas question d’opposer les pathologies entre elles, de mettre en compétition les malades à privilégier contre d’autres, et c’est tout l’objet, précisément, de cette prise de position. Face à la deuxième vague et aux déprogrammations, massives et non concertées, déjà engagées, nous devons réagir collectivement pour participer aux choix qui sont faits.

  • Ces choix devraient être exposés aux Français.

En lieu de quoi, on nous expose une seule variable : rester sous la barre des 5 000 personnes admises en réanimation. Nul ne souhaite l’effondrement du système de santé. Pour autant, l’appel à la responsabilité des Français marcherait mieux si l’on exposait clairement l’ensemble des risques associés aux arbitrages politiques qui n’ont pour seule constante que celle d’être évolutifs. A cette exigence s’ajoute celle de transparence des obligations de moyens mis en œuvre par l’État et ses agences pour préparer le pire. Il ne s’agit pas uniquement de se protéger par le masque, le gel, la distance physique, la bulle sociale et les gestes barrières. Il s’agit aussi de faire en sorte que ceux d’entre nous qui sont affectés par une maladie chronique n’encourent pas de risque supplémentaire du fait d’une restriction des soins puisqu’aux termes de la Constitution « La Nation garantit à tous, (…) la protection de la santé ».

  • Ces choix devraient être éclairés.

Car ils exposent des tensions éthiques dont la population en général, et les usagers du système de santé en particulier, n’ont jamais pu prendre la mesure, car exclus de toute délibération. Si l’avis du Comité consultatif national d’éthique du 13 mars 2020 rappelle justement l’importance d’un « processus de décision politique s’appuyant sur l’expertise et la contribution de la société civile. », les actes n’ont pas suivi. Alors que les enjeux éthiques sont si nombreux, quelle prise en compte des vulnérabilités et des fragilités des patients nécessitant une continuité non négociable de leurs soins ? Comment réduire les risques liés à l’hétérogénéité des pratiques locales en matière de soins indispensables ou de priorités ?

Aux confins de l’éthique, quelle réflexion démocratique sur les causes de la saturation des hôpitaux et des réanimations dès l’entrée en deuxième vague, quand les promesses de l’été assuraient une sérénité retrouvée et une disponibilité en lits et en matériels sans précédent ? Négliger l’épuisement professionnel et le stress post-traumatique prévisible (jeunes soignants et étudiants envoyés au feu) n’est-il pas une question pertinente de l’éthique du soin ?

  • Ces choix devraient être discutés collectivement.

Décider en contexte d’incertitude est le défi de la moitié des décisions de santé. C’est encore plus vrai et plus aigu, devenant dès lors un enjeu central, en situation d’urgence ou de catastrophe sanitaire. La pandémie répond à ces deux critères. Comme l’État, le corps médical ne peut arbitrer seul sur les priorités de santé ; il lui est demandé de contribuer à exposer les enjeux médicaux en complétant sa propre expertise scientifique par la somme des regards des usagers, des citoyens et d’autres types d’experts (sociologues, éducateurs, etc.), en un mot de favoriser les conditions d’une démocratie en santé effective. En particulier dans un pays qui a inscrit comme un droit du patient, à l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique, le principe de la prise de décision partagée. 

Mais comme nombre d’associations ou d’organismes l’ont relevé, pendant la COVID-19 la « démocratie sanitaire » à la française a été mise au rencart. Malgré les appels pressants du président du Conseil scientifique COVID-19 qui n’a de cesse, depuis le début de la crise, de rappeler le rôle clé de la société civile dans la gestion de cette crise sans précédent !

À l’échelle locale, les médecins doivent pouvoir expliquer aux patients les règles et les conditions dans lesquelles la déprogrammation sera faite (quelle surveillance, quelle suppléance en attente, etc.) et les risques afférents ? Pour cela, il leur faut créer et s’approprier des recommandations transparentes, en lien avec les patients et leurs représentants.

Pourtant, le plus souvent, ils n’en ont même pas l’occasion car la déprogrammation est décidée administrativement. Par exemple, au printemps, une part importante des patients en attente de greffe rénale n’ont même pas été informés de sa suspension (1), décision prise sans aucune participation de leurs associations !

  • Ces choix devraient être compensés.

Quelle suppléance des traitements pendant la deuxième vague ? Quelles actions d’évaluation et de traitement lors du retour à la normale ?  

Des recommandations ont été publiées pour garantir la continuité des greffes durant la deuxième vague, mais leur mise en musique sur le terrain se heurte à une inertie et à un défaut d’anticipation qui ne peuvent plus s’expliquer par l’effet de sidération provoqué par l’épidémie. Qui assumera la responsabilité de cette impréparation si, comme on le craint, elle conduit à nouveau à un recul majeur de l’activité de greffe et donc à des pertes de chances considérables pour les patients en attente ? Humilité, transparence et reconnaissance d’une impérieuse collégialité sont, ici encore, au cœur des leviers propres à éviter l’éternel bégaiement de l’histoire et de nos errances.

Bien au-delà d’enjeux strictement médicaux ou sanitaires, la pandémie Covid-19 convoque des questions dont la société tout entière a le droit de s’emparer. Les dilemmes posés sont d’ordre tout autant politique, sociologique, éthique, que médical. Tous les équilibres, en apparence stables jusqu’alors, sont ébranlés au point d’imposer avec brutalité des questionnements et, in fine, des choix inédits en dehors de périodes de guerre ou de médecine de catastrophe. Parce que faire face à une épidémie n’est pas une guerre et ne suscite pas semblable mobilisation manichéenne face à un ennemi identifié, l’urgence démocratique est d’actualité. Passée la sidération initiale (et encore…), la pandémie laisse une place pleine et entière à l’exercice de la démocratie en santé, de la démocratie tout court.

Nous n’avons que trop tardé à tirer collectivement les enseignements de la première vague avant la deuxième vague qui s’annonce comme un tsunami. Trop nombreux sont les malades évincés du système de soins, au nom de l’urgence mais sans discussion. Et sans compensation raisonnée. Ce n’est pas acceptable.  Nous devons travailler tous ensemble, en toute transparence, sur les modalités de répartition de ressources sanitaires mises à dure épreuve par le retour de la pandémie.


(1) Covid-19 and chronic kidney disease: It is time to listen to patients’ experiences”, BMJ, August 28 2020 https://blogs.bmj.com/bmj/2020/08/28/covid-19-and-chronic-kidney-disease-it-is-time-to-listen-to-patients-experiences

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